Les mères ont-elle vraiment le choix d’allaiter ?

Réponse à SciMoms

Les mères ont-elles la possibilité de faire un choix éclairé quant à la façon dont elles nourrissent leurs bébés ?

Récemment, un article a été mis en ligne par Kavin Sanapathy sur le site SciMoms (ndlt : « organisation éducative à but non lucratif dont l’objectif est de promouvoir des politiques et des pratiques parentales fondées sur des données probantes », selon ledit site). L’article prétend que l’ensemble des données probantes qui concernent l’importance de l’allaitement ne sont que propagande et que les mères ont réellement la possibilité de faire des choix éclairés en ce qui concerne la façon dont elles nourrissent leurs bébés. L’article conclut en disant que l’allaitement exclusif, l’allaitement mixte ou le fait de donner une préparation pour nourrissons sont des options équivalentes et qu’il n’y a pas de différence pour la mère comme pour le bébé quel que soit le choix de la mère. L’auteure reconnaît que donner du lait humain à un bébé né prématurément ou l’allaiter le protège d’une maladie des intestins appelée entérocolite ulcéronécrosante, mais elle ne le mentionne que brièvement, comme si cela n’avait que peu d’importance, et puis, cela concerne les bébés prématurés, ce qui est une situation spécifique, n’est-ce pas ? Il semble très probable de pouvoir prévenir une telle maladie – dévastatrice et potentiellement mortelle – chez les bébés prématurés, mais l’allaitement ne pourrait prévenir aucune maladie chez les bébés nés à terme. Est-ce que cela a un sens ? À quel moment la transition de la prématurité (l’allaitement est une bonne chose) à la naissance à terme (l’allaitement n’est pas meilleur) a-t-elle lieu ? À 32 semaines de grossesse ? À 36 semaines ?

La prévalence des naissances prématurées est d’environ 9 % de toutes les naissances dans la plupart des pays occidentaux. Cela représente donc un nombre considérable de bébés, à peu près 400 000 chaque année aux États-Unis, qui pourraient être protégés par l’allaitement. Cependant, faute de soutien et de bonnes informations (peu ou pas de soins mère kangourou, une surutilisation presque obsessionnelle des « fortifiants pour lait humain », peu ou pas de soutien en raison d’une opposition à l’allaitement), les mères d’enfants prématurés qui sortent de la maternité en allaitant sont peu nombreuses, et parmi elles, celles qui allaitent exclusivement le sont encore moins.

Les études ne sont pas pertinentes ?

L’article argue que les femmes des pays riches sont plus susceptibles d’allaiter, plus susceptibles d’allaiter exclusivement, qu’elles ont généralement un niveau d’éducation supérieur, et qu’elles sont moins susceptibles d’utiliser des produits tabagiques, et que, par conséquent, les études sont biaisées car les groupes étudiés ne présentent pas les mêmes caractéristiques. Il y a une raison à cela. Il n’existe pas d’études randomisées en double aveugle lorsqu’il s’agit d’examiner les effets à court et à long terme de l’allaitement. Nous allons prendre le risque de dire que les deux groupes de mères savent si elles allaitent ou non. Par ailleurs, il ne serait pas éthique d’assigner les mères à allaiter ou à donner une préparation pour nourrissons. En revanche, la réalité est que les mères sont effectivement très souvent « assignées » à donner une préparation pour nourrissons, en raison d’un manque choquant de soutien à l’allaitement dans de nombreux, voire très nombreux hôpitaux des pays riches.

Que pouvons-nous alors en penser rationnellement ?

Il est abusif de conclure que, parce que les études ne sont pas parfaites – et donc qu’il n’y a pas de preuves solides que l’allaitement soit meilleur – cela signifie que l’allaitement ne l’est pas et que les mères peuvent simplement faire leur choix. Nous devons regarder les choses d’un point de vue différent.

Au risque de nous répéter, nous aimerions insister sur le fait que de nombreuses mères qui choisissent d’allaiter n’obtiennent pas ce qu’elles souhaitent en raison d’un soutien à l’allaitement épouvantable dans tant d’hôpitaux dans le monde. Et nous parlons ici du monde entier, y compris les pays dits pauvres. Paradoxalement, seules les personnes de ces pays ont le choix… parce qu’elles n’ont pas le choix. Mais la médecine occidentale, de mèche avec les fabricants de laits artificiels, agit également sur les pauvres. C’est un fait connu depuis les années 1970 et qui est toujours d’actualité.

Dans les pays dits pauvres, les femmes qui allaitent sont actuellement celles qui ont le niveau d’éducation le plus bas et qui sont les moins bien nanties. Le non-allaitement comporte des risques importants et bien documentés dans les conditions de pauvreté et de précarité. Il est possible que ce soit une surprise pour l’auteure de l’article publié sur SciMoms, mais il faut souligner que ces conditions de vie existent aussi dans les pays riches. Même aux États-Unis, que l’article de SciMoms semble croire le seul pays du monde.

De plus, au cours des dernières années, de nombreuses études de grande qualité et bien conçues ont montré l’importance de l’allaitement maternel, la méta-analyse sur l’allaitement maternel parue dans le Lancet n’en étant qu’un exemple. Toutes ces preuves scientifiques ne peuvent être rejetées comme étant attribuables au statut social des femmes.

Il est important de dire, encore et encore, que l’allaitement est la norme biologique et physiologique, et que par conséquent, il est absurde qu’il doive prouver sa valeur. Et il faut le dire et le répéter, le fait de donner une préparation pour nourrissons est une intervention qui, en tant que telle, ne devrait pas être recommandée en routine.

Lait maternel et préparations pour nourrissons

Le lait maternel et les préparations pour nourrissons, même les plus modernes, sont très différents l’un de l’autre. Le lait humain est un fluide vivant, rempli de cellules vivantes et de centaines, voire de milliers de composants uniques, alors qu’une préparation pour nourrissons est une combinaison artificielle d’ingrédients d’origine animale et végétale comptant moins de 50 éléments ; il manque donc des centaines, voire des milliers d’ingrédients qui sont normalement présents dans le lait maternel. Il ne s’agit pas de quelques ingrédients. Ces ingrédients, hormones, facteurs immunitaires, facteurs anti-inflammatoires et bien d’autres, tous absents des préparations pour nourrissons, ont des fonctions importantes, comme améliorer la résistance du bébé aux infections, développer les cellules du cerveau et les neurones, donner au bébé un microbiome spécifique ; tout cela a des conséquences sur la santé tout au long de la vie.

L’article évite d’aborder le sujet du microbiome (les milliards de bactéries qui vivent dans l’intestin et influencent non seulement le système immunitaire mais aussi le développement du cerveau), comme si ce n’était pas si important. En réalité, c’est très important, et nous commençons à peine à comprendre l’importance du microbiome. Voici quelques études sur le sujet :

1. Cabrera-Rubio R, Collado MC, Laitinen K, Salminen S, Isolauri E, Mira A. The human milk microbiome changes over lactation and is shaped by maternal weight and mode of delivery. Am J Clin Nutr 2012;96:544-51
« Nos résultats indiquent que les bactéries présentes dans le lait ne sont pas pathogènes et suggèrent que le microbiome du lait est influencé par plusieurs facteurs qui modifient considérablement sa composition. Comme les bactéries présentes dans le lait maternel sont parmi les tout premiers microbes à pénétrer dans le corps humain, nos données soulignent la nécessité de comprendre le rôle biologique que le microbiome du lait pourrait potentiellement jouer pour la santé humaine ».
Notre commentaire : Qu’est-ce que cela signifie quand tant de bébés reçoivent une préparation pour nourrissons comme première alimentation ?

2. Johnson CL, Versalovic J. The Human Microbiome and Its Potential Importance to Pediatrics. Pediatrics 2012;129:950-960
« Le corps humain abrite plus de 1 milliard de microbes, le tractus gastro-intestinal abritant à lui seul un large éventail de microbes commensaux qui contribueraient à la nutrition de l’hôte, à la régulation du développement de l’angiogenèse intestinale, à la protection contre les agents pathogènes et au développement de la réponse immunitaire. Les progrès récents au niveau des technologies de séquençage du génome et l’analyse métagénomique permettent une compréhension plus large de ces microbes résidents et mettent en évidence les différences entre les états de bonne santé et les états pathologiques. »

3. Sim K, Powell E, Shaw AG, McClure Z, Bangham M, Kroll JS. The neonatal gastrointestinal microbiota: the foundation of future health? Arch Dis Child Fetal Neonatal Ed 2013;98:F362-F364
« La bonne santé tout au long de la vie peut dépendre du microbiote gastrointestinal établi à un très jeune âge. Les néonatologistes ont été les premiers à reconnaître l’importance de l’établissement d’une alimentation entérale, de préférence avec le lait maternel, et de l’utilisation judicieuse (et de l’abstention) des antibiotiques pour établir et maintenir le microbiote gastrointestinal. »

4. Clarke G, O’Mahony SM, Dinan TG, Cryan JF. Priming for health: gut microbiota acquired in early life regulates physiology, brain and behaviour. Acta Paediatr 2014:103;812-819
« Nous commençons à peine à apprécier les avantages potentiels pour la santé qui pourraient découler de cette entreprise dans les domaines du diagnostic, de la prévention et du traitement. Nous attendons avec grande impatience cette vision transformée de la façon dont notre richesse microbienne au début de la vie favorise la santé à l’âge adulte. »

Et les facteurs immunitaires ?

Le système immunitaire du lait maternel est composé de nombreux ingrédients, et pas seulement d’anticorps, chacun ayant son rôle, certains de ces rôles n’étant pas encore déterminés avec certitude. Les éléments du système immunitaire interagissent les uns avec les autres dans un liquide vivant qui aide à protéger le bébé contre l’infection, l’inflammation et les maladies auto-immunes. Les tableaux ci-dessous sont extraits de l’article Future Research in the Immune System of Human Milk – paru dans le Journal of Pediatrics – écrit par Armond Goldman, un immunologiste connu et très respecté. Certains des agents mentionnés sont connus depuis longtemps, mais d’autres n’ont été décrits que récemment et sont probablement inconnus de la plupart des pédiatres. Par exemple (notez le mot « exemple ») ;

Ce qui differentie l'allaitement du lait artificiel-1

Qu’est-ce que tout cela signifie ?

Si nous ne mentionnions que tous les ingrédients présents dans le lait maternel et qui ne sont pas dans les préparations pour nourrissons, cet article serait très très long. Le fait est que dire que l’ajout d’ingrédients qui sont bons pour le marketing (le DHA, par exemple) a rendu les préparations presque identiques au lait maternel, est risible et faux.

Voici donc comment fonctionne la science. Nous avons un produit naturel et normal du corps humain, appelé le lait humain. Nous avons un produit artificiel, fabriqué par des humains faillibles, appelé préparation pour nourrissons. Le lait maternel, et l’allaitement, sont les moyens normaux de nourrir les bébés et les tout-petits. Les préparations pour nourrissons et l’alimentation au biberon sont des interventions. Les préparations pour nourrissons ont été utilisées au départ lorsque la mère mourait et qu’on ne trouvait pas de nourrice. Puis, à cause du manque de connaissances des professionnels de santé et du marketing, ainsi que pour d’autres raisons, les préparations pour nourrissons sont devenues un business important et ont commencé à être utilisées même lorsque ce n’était pas nécessaire, comme un « choix ».

La règle en médecine est qu’une intervention médicale – qu’il s’agisse d’une nouvelle intervention chirurgicale ou d’un nouveau médicament – ait une innocuité et un bénéfice avérés pour être approuvée et utilisée, et, ajouterions-nous, montre des avantages distincts par rapport aux autres interventions.

Dans la situation où l’allaitement est possible, l’utilisation d’une préparation pour nourrissons n’a jamais été démontrée comme étant sans danger et réellement bénéfique – à vrai dire, le lait de vache dans sa forme normale peut être nocif pour le tube digestif du bébé. C’est l’intervention qui doit avoir été démontrée comme sûre et offrant un avantage. Une situation qui pourrait illustrer le fait que ceux d’entre nous qui promeuvent l’allaitement ne sont pas des fous extrémistes, c’est que nous avons malheureusement accepté que les mères séropositives ne devraient pas allaiter là où l’alimentation au biberon était sûre, acceptable culturellement, faisable (eau propre disponible), etc. Pourtant il a été démontré que si la mère était traitée pour le VIH pendant la grossesse et que le bébé était mis sous traitement dès sa naissance, il y avait peu de risques que le bébé soit infecté, pas plus qu’en le nourrissant avec une préparation pour nourrissons. Et donc, les préparations pour nourrissons ne sont plus une intervention acceptable lorsque la mère est séropositive.

Quelques données supplémentaires

L’article poursuit en disant : « Nous, les SciMoms, croyons fermement que l’alimentation des nourrissons se résume à un choix éclairé qui tient compte du mode de vie familial, de l’agenda de la mère et de son statut professionnel, de la politique de l’employeur en matière d’expression du lait, du confort personnel et plus encore. » Oh, nous voilà de retour aux États-Unis ! Mais comment les mères peuvent-elles faire des « choix éclairés » quand tout le système de santé sape leur capacité à réussir l’allaitement. Ce qui est époustouflant, c’est la façon dont ce « choix » diffère ; lorsqu’on demande aux femmes enceintes comment elles veulent nourrir leur bébé, dans certaines régions, 90 % ou plus déclarent qu’elles veulent allaiter. Or plus de 50 % des bébés reçoivent une préparation pour nourrissons dans les premiers jours suivant la naissance. Et souvent, ces quelques biberons de préparation pour nourrissons ébranlent tellement la capacité de la mère à allaiter que beaucoup d’entre elles finissent par nourrir leur bébé en allaitement mixte ou, ce qui n’est pas rare, seulement avec une préparation pour nourrissons.

La vraie question est donc de savoir comment il se fait que le « choix » des femmes change si radicalement ? La réponse est que les mères ont souhaité allaiter et ont même commencé à le faire, puis ont éprouvé des difficultés. Et c’est là que le système de santé a failli : au lieu de fournir aux mères une aide efficace pour prévenir et surmonter les difficultés ; au lieu de leur montrer comment aider leur bébé à obtenir des quantités suffisantes de lait maternel – même dans les premiers jours après la naissance, comme ce bébé âgé de 24 heures qui boit beaucoup de lait ; au lieu de leur montrer comment prévenir la survenue de mamelons douloureux alors que souvent, le personnel hospitalier ignore ces douleurs en déclarant qu’« il est normal que l’allaitement fasse mal » ; au lieu de leur montrer comment s’occuper d’un bébé qui pleure, comment l’amener à prendre le sein,… le système de santé les a forcées à faire un « choix » qui n’était pas à l’origine le leur – l’alimentation au lait artificiel.

L’auteure poursuit ensuite en déclarant : « Si la science est le seul facteur sur lequel baser la politique d’alimentation des nourrissons, et si elle avait montré que le lait maternel produit de meilleurs résultats socio-économiques et en matière de santé, alors il serait logique de recommander l’allaitement maternel exclusif dans tous les cas. Même dans cette situation hypothétique, en fonction des circonstances, je crois personnellement qu’une mère aurait toujours le droit de ne pas allaiter, car les femmes ont droit à disposer de leur corps ».

Mais les mères ont le droit d’allaiter, et ce droit leur est retiré avant même la naissance du bébé, lorsqu’elles reçoivent des échantillons gratuits de préparation pour nourrissons de leur prestataire de soins ou par la poste, par le fait que la mère ne peut pas donner un consentement éclairé sur les interventions réalisées pendant le travail et l’accouchement et le fait qu’on lui dise que ces interventions n’affectent pas l’allaitement, en utilisant des protocoles non scientifiques pour encourager la supplémentation (perte de poids de 10 %, par exemple). Et comment faire le choix éclairé d’allaiter si tout concourt à faire échouer l’allaitement ?

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Traduction de l’article « Response-to-scimoms »
Dr Jack Newman, MD, FRCPC and Andrea Polokova © 2019, 2020
Version française, janvier 2020 par Vanessa Lasne, animatrice LLL.